Le purgatoire existe, j'y suis allé. Il se trouve au nord de l'Irlande, au milieu d'un lac entouré de forêts grises et de collines à moutons du comté de Donegal. Au bout du monde, en somme. Le pèlerinage qui se tient sur une des îles du lac, Station Island, a pour nom traditionnel Purgadoir aomh Pâdraig, le "purgatoire de saint Patrick". L'évangélisateur de l'Irlande y venait en effet en ermitage dans une caverne. Là, il aurait reçu l'assurance de Jésus lui-même que « quiconque s'y tiendrait un jour et une nuit en esprit de vraie repentance serait purgé de tous les péchés de sa vie. De plus, il serait témoin des tourments des méchants comme de la joie des bienheureux », explique le moine cistercien anonyme qui fut le premier à décrire le Lough Derg en 1184. Une île mystérieuse, où l'on expérimente le purgatoire et qui donne accès à l'autre monde.
Dès le VIe siècle, les moines conduits par des abbés disciples de saint Patrick comme saint Davog ou saint Molaise, installés sur l'île voisine, y ont séjourné pour faire pénitence. Très vite, les pèlerins les ont suivis, d'Irlande, puis de toute l'Europe. La légende assurait que l'âme qui aurait fait trois fois le Lough Derg en ce monde irait droit au paradis à son trépas. Malgré d'effrayantes persécutions anglaises, l'expérience pérégrine est jalousement passée de génération en génération, jusqu'aujourd'hui.
Poli par les siècles, le Lough Derg est un joyau de sagesse chrétienne, redoutablememt efficace pour mettre le fidèle à genoux physiquement et spirituellement. « C'est là que je reçois les confessions les plus pures de mon ministère », ajoute le prieur du sanctuaire, Mgr Richard Mohan, qui fait régulièrement les trois jours.
Certains pèlerins ont très clairement le purgatoire en tête. « Pourquoi croyez-vous que je sois ici à marcher à tâtons sous la pluie ?, lance Cynthia, venue spécialement d'Espagne. Pour sortir mes parents du purgatoire ! » Depuis toujours, le païen prie les morts alors que le chrétien prie pour les morts.
Si la plupart des pèlerins actuels parlent plutôt de "se désintoxiquer le cœur", "retrouver leur moi authentique" ou "perdre leur graisse spirituelle", ils n'en vivent pas moins une élémentaire expérience de purification. Sans être un saint Jean de la Croix, le pèlerin traverse ici une modeste nuit des sens : le corps, moulu de fatigue, a pour seul horizon les eaux du lac. L'âme est détachée des distractions extérieures et se fixe doucement sur les choses de Dieu. La foi entre par les pieds endoloris, l'estomac vide qui ne regimbe même plus, les gestes ralentis par le manque de sommeil. Enfin, les centaines de Pater et d'Ave forment une musique intérieure qui installe peu à peu l'âme en Dieu. En quelques heures, il n'y a plus de riches ni de pauvres, de savants ni d'ignorants, de bons chrétiens ni de païens postmodernes.
Le Lough Derg a la puissance des exercices éprouvés par les siècles : très enraciné dans la tradition, il touche à l'universel et parle aux personnes les plus variées. Ils sont l'humanité pénitente, trébuchante, lessivée par la pluie, et profondément heureuse.
« Oui, le Lough Derg mérite son nom traditionnel de "purgatoire". Les âmes du purgatoire ont à la fois grande joie et grande peine, l'une ne diminuant pas l'autre », disait sainte Catherine de Gênes. Le Lough Derg en est une parabole, presque une préfiguration. Aujourd'hui comme hier, le fidèle y éprouve en effet un peu des "tourments des méchants et de la joie des bienheureux", et découvre qu'il n'est pas de communion avec le Seigneur sans purification.
Si votre tête a du mal à en saisir la doctrine, allez y passer trois jours. Votre corps comprendra.
Fin de l’extrait de l’article.
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